PREMIER ENTRETIEN.
Nature du
Récit
récit
.
Euphorbe
&
et
Timagène
avoient
avaient
passé ensemble, dans une éducation commune, les
premieres
premières
années de leur vie. Une émulation égale, des succès à peu près
semblables
avoient
avaient
formé entr'eux une étroite liaison.
L'estime réciproque produisit bientôt l'amitié la plus
sincere
sincère
&
et
la plus inviolable. Les
différens
différents
intérêts de leur famille
&
et
leur goût particulier les
avoient
avaient
enfin séparés. Le premier, à l'aide d'une fortune honnête, s'
étoit
était
livré tout entier à l'étude des belles-lettres, et, pour suivre plus
aisément en cela son inclination, il s'
étoit
était
retiré dans une agréable maison de campagne, qu'il
avoit
avait
héritée de ses
peres
pères
. L'autre, après avoir consacré à son prince
&
et
à sa patrie, au milieu des combats, ses travaux
&
et
ses jours, avait reçu la récompense de ses belles actions
&
et
de ses longs services. Impatient de revoir un ami que l'éloignement
lui
avoit
avait
encore rendu plus cher, il s'empresse de le rejoindre dans sa
retraite, pour y goûter pendant quelques mois avec lui les douceurs de l'amitié
&
et
de la solitude. Après les premiers
embrassemens
embrassements
&
et
les
épanchemens
épanchements
de cœur, naturels dans une pareille entrevue, la conversation tomba
bientôt sur les belles-lettres. C'
étoit
était
, après la vertu, l'objet le plus capable de les occuper. On traita
bien des sujets ; on agita bien des questions ; on critiqua bien des
écrivains ; on en loua quelques-uns. Enfin un jour, Euphorbe dit à son ami : J'admire, en vérité, votre modeste
indifférence. Nous sommes ici depuis quelques semaines,
&
et
vous ne m'avez pas encore dit un mot de vos campagnes. Pensez-vous,
que le détail de vos exploits guerriers n'
aurait
aurait
pas pour moi des charmes tout particuliers ? Éloigné des villes,
comme je le suis, je n'apprends les
événemens
événements
que par l'écho de la renommée, qui ne parle qu'après la voix :
encore ne
répéte
répète
-t-il qu'imparfaitement les dernières syllabes.
Jamais, reprit Timagène, je n'eus la démangeaison de raconter mes expéditions
militaires. J'ai pris part à bien des
siéges
sièges
, à bien des combats aussi
intéressans
intéressants
par leur objet, que par les belles actions dont j'ai été le témoin.
Mais tant d'autres, sans moi, se chargent tous les jours d'en faire les détails
les plus circonstanciés, que je leur abandonne volontiers ce soin, qui favorise
ma paresse ; voulez-vous que je vous parle franchement ? L'ennui que
causent souvent ces conversations historiques,
&
et
que l'on déguise sous des
complimens
compliments
affectés, est une leçon pour moi. Je ne veux point courir les risques
de déplaire, pour satisfaire ma vanité.
Vous n'avez assurément rien à craindre d'un pareil
écueuil
écueil
, interrompit Euphorbe.
Plus qu'un autre, continua Timagène. Lorsque j'entends quelqu'un de ces conteurs
éternels, je souffre, je m'agite, je me tourmente, dans l'impatience de voir
finir un récit qui, dès son début, me
paraissoit
paraissait
déjà trop long ;
&
et
si je me demande à moi-même la raison de ces dégoûts involontaires, je
suis fort embarrassé de me la rendre.
Je n'en suis point étonné, reprit Euphorbe. Rien de plus ordinaire que de
raconter : rien de plus rare
&
et
de plus difficile que de raconter, comme il faut. La délicatesse de
votre goût est révoltée par un récit sans grâce
&
et
sans art, quoiqu'elle n'en ait point encore aperçu les défauts. Un peu
de loisir
&
et
de réflexion vous les
feroient
feraient
bientôt découvrir. Cette
matiere
matière
est également curieuse
&
et
agréable. Si vous y consentez, pendant que j'ai l'avantage de vous
posséder ici, elle fera le sujet de nos entretiens.
Vous me ferez un véritable plaisir, dit alors Timagène, de me donner des
connoissances
connaissances
sur ce sujet. Je profiterai de vos
lumieres
lumières
avec
reconnoissance
reconnaissance
, mais sans ménagement.
Ce n'est pas ainsi que je l'entends, répliqua Euphorbe. Je compte bien que vous
fournirez à ces entretiens, autant
&
et
plus que moi. Vous trouverez chez vous des trésors, que vous n'avez
point encore
apperçus
aperçus
,
&
et
que votre modestie n'a cachés jusqu'ici qu'à vous seul. Mais, sans
nous amuser à des
complimens
compliments
qui vous
ennuieroient
ennuieraient
encore plus que les récits dont vous me parliez
tout-à-l'heure
tout à l'heure
, donnons quelque ordre aux conversations que nous nous proposons
d'avoir ensemble sur cet objet. Si vous m'en croyez, nous considérerons d'abord
le récit en général selon sa nature
&
et
sa fin ;
de-là
de là
nous passerons à ses qualités ; ensuite à ses
ornemens
ornements
; enfin nous examinerons les différentes
especes
espèces
de récits en particulier. Ma bibliothèque, sans être nombreuse,
suffira pour fournir les exemples nécessaires au sujet que nous traitons.
C'est un procédé bien noble de votre part, dit en riant Timagène, de me prêter
des armes, pour vous combattre. Vous craignez peu mon bras dans cette
espece
espèce
de guerre. Non, non, mon cher, répondit Euphorbe, ce n'est point à vous que je prétends la faire, c'est au
mauvais goût. Unissons-nous pour l'attaquer : et, pour entrer d'abord en
matiere
matière
, je crois apercevoir beaucoup de ressemblance entre la nature du récit
&
et
celle de la peinture. L'un
&
et
l'autre se propose de nous instruire d'un fait que nous ignorons, ou
que nous ne
connoissons
connaissons
qu'imparfaitement. Mais il est bien des degrés
différens
différents
, dans la
connoissance
connaissance
que l'on peut avoir du même événement. Le peintre qui se propose de me
représenter une bataille, n'
atteindroit
atteindrait
point son but, s'il se
contentoit
contentait
de mettre sous mes yeux une multitude d'hommes aux prises les uns avec
les autres ; si le costume des
habillemens
habillements
&
et
des armes, la forme des enseignes ne m'
apprenoient
apprenaient
pas quels sont les peuples rivaux ; si les
Généraux
généraux
ne se
faisoient
faisaient
pas
reconnoître
reconnaître
, à leur air, à leurs attitudes ; si les traits du visage, dans
les combattants, n'
étoient
étaient
pas l'image des passions qui agitent leur cœur. Il en est de même du
narrateur. Quelle impression fera-t-il sur moi, s'il me raconte un fait
dépouillé de ses circonstances ? Le bruit court qu'un combat s'est livré
entre deux puissances ennemies : des gens dignes de foi me
l'assurent ; ils nomment le vainqueur : je
sais en substance ce qui s'est passé ; mais, comme dit Quintilien, c'est un
courrier, qui, dans la rapidité de sa course, me jette, comme en passant, une
nouvelle. Cette
légere
légère
esquisse ne fait qu'irriter ma curiosité,
&
et
augmenter l'impatience où je suis d'apprendre des détails plus
particuliers ;
&
et
cette impatience est d'autant plus violente, que je prends un intérêt
plus vif à l'action dont il s'agit.
Ces derniers mots
rappelerent
rappelèrent
à Timagène ce qui s'
étoit
était
passé sous ses
ieux
yeux
. Ne
pourroit
pourrait
-on pas, dit-il à son ami, appliquer le principe que vous venez
d'établir au touchant
&
et
magnifique spectacle dont nous fumes les témoins, il y a quelques
années ? Un écrivain me rapporteraC'est un futur a
valeur d'hypothèse. que le
Souverain
souverain
d'un grand
Royaume
royaume
, à la tête de ses armées, fut attaqué subitement d'une maladie
mortelle, qui le mit aux portes du tombeau ;
&
et
que son rétablissement inespéré le rendit à ses sujets. Ce peu de mots
indique rapidement un fait, sans nous éclairer, ni nous instruire. Mais si cet
historien expose la douleur de toute une grande ville à cette affreuse
nouvelle ; s'il peint les progrès de cet abattement général, à mesure que le péril augmente ; si, dans les
derniers
momens
moments
, il représente le désespoir gravé sur le front de tous les citoyens,
les uns prosternés au pied des autels, offrant au Très-Haut leurs jours pour
racheter ceux du prince, les autres, sans songer à leurs familles, à leurs
épouses, à leurs enfants, passent les journées
entieres
entières
à l'entrée de ces lieux publics, où leur tendre inquiétude se flatte à
tout moment de recevoir quelque nouvelle plus heureuse ; s'il fait succéder
à ce tableau, celui de l'allégresse
&
et
des transports de ce même peuple instruit que son roi est enfin
échappé au bras de la mort ; s'il me montre ces fidèles sujets livrés
,
aux accès d'une joie, qui, dans toute autre occasion,
auroit
aurait
passé pour une
espece
espèce
d'ivresse, je conçois combien ce monarque
étoit
était
aimé
&
et
méritoit
méritait
de l'être. Les mêmes temples que ces
habitans
habitants
éplorés
avoient
avaient
baignes de leurs larmes, retentissent de leurs chants
&
et
de leurs actions de
graces
grâces
: dans les places, dans les cercles, dans les promenades
publiques, la vie rendue au
Monarque
monarque
est la
matiere
matière
de tous les entretiens : le fils s'en félicite avec son
pere
père
, l'épouse avec son époux : cent fois ils ont entendu ces détails
intéressans
intéressants
; ils les écoutent encore avec un
plaisir nouveau : jamais ils ne les ont assez appris ; jamais ils ne
les ont assez répétés. À cette peinture, je vois quel empire a sur des cœurs
généreux la bonté d'un souverain digne de tant d'amour : à ces traits, je
reconnois
reconnais
des
François
Français
.
L'exemple que vous venez d'apporter, répliqua Euphorbe, est plus capable qu'aucun
autre de prouver ce que j'avance. Présenter rapidement les parties les plus
essentielles d'un fait, ce n'est donc pas proprement raconter.Avec cette définition négative du récit, que les
interlocuteurs développent davantage dans la suite, Bérardier s'écarte du
principe du 'discours vectorisé' (Randa Sabry), dominant depuis la fin du
XVIIe siècle. L'homme, toujours esclave de l'amour-propre, ne
s'attache qu'à ce qui l'intéresse personnellement. Tout objet étranger fait peu
d'impression sur nous, si l'art ne sait le rapprocher des idées qui nous
plaisent,
&
et
lui prêter des traits conformes à nos inclinations. Il faut les
chercher, ces traits, dans les différentes circonstances qui accompagnent un
événement. Les
ornemens
ornements
sont un secours subalterne. Du choix des circonstances
,
naît cette
espece
espèce
d'enchantement qui nous transporte au-delà des temps
&
et
des lieux,
&
et
qui nous passionne dans des choses qui n'ont aucun rapport avec nous.
Que m'importe à moi, que César ait péri, au milieu d'un Sénat, dont il
opprimoit
opprimait
la liberté ? Cette catastrophe est un
des jeux ordinaires de la Fortune. Les Romains eux-mêmes l'
oublierent
oublièrent
bientôt ; et, deux ans après, ils répandirent des larmes sur la
mort de ses assassins : je ne puis être plus sensible qu'eux à la perte
d'un de leurs citoyens. Mais si l'historien prépare habilement mon esprit ;
s'il me fait apercevoir dans cet usurpateur, à travers une ambition sans bornes,
des
talens
talents
rares, un génie vaste
&
et
prévoyant, un cœur intrépide dans le danger, un homme que le Ciel
sembloit
semblait
avoir formé pour commander, parce qu'il
sembloit
semblait
l'avoir formé pour faire des heureux : s'il me le dépeint seul,
au milieu d'une foule de meurtriers comblés de ses bienfaits ; s'il me
montre un Brutus, armé d'une fureur
Stoïque
stoïque
contre celui à qui la nature, ou du moins la
reconnoissance
reconnaissance
devoient
devaient
l'attacher par des nœuds éternels, cet attentat n'est plus indifférent
pour moi. Je pleure le sort de ce grand homme ; je deviens son partisan,
son ami ; parce que le mérite
&
et
la grandeur d'
ame
âme
sont de tous les pays, comme de tous les âges.
Je n'ai qu'un petit embarras sur tout ce que vous venez de dire, interrompit
Timagène. Vous établissez que le détail des circonstances est nécessaire au
récit. Que penserons-nous donc des abrégés
chronologiques, historiques, des annales, des chroniques ?
Que ce ne sont point des histoires, répondit Euphorbe, mais des matériaux pour
servir à l'histoire. Un écrivain de nos jours a su répandre des
agrémens
agréments
tout nouveaux dans une compilation de cette nature ; il a trouvé
le rare talent d'attacher par le plaisir à la lecture d'un ouvrage qui semble
n'être pas fait pour être lu de suite. Il a eu bien des imitateurs,
&
et
bien peu de rivaux.Cet auteur n'a pas encore pu
être identifié. Notons que Bérardier connaît les difficultés du genre,
puisqu'il est lui-même l'auteur d'un Précis d'histoire
universelle en un seul volume, paru en 1766. Mais, malgré
cette
espece
espèce
de charme, je ne puis l'appeler un récit. Ce sont des membres
détachés, dont les contours sont gracieux
&
et
parfaits, mais qu'il
faudroit
faudrait
rapprocher
&
et
réunir, pour en faire un beau corps.
Vous voulez donc, reprit vivement Timagène, que je juge du prix d'un auteur, par
la longueur de son récit,
&
et
que je le mesure, pour ainsi dire, à la toise ? N'est-ce pas
retomber dans le défaut que nous reprochions à ces conteurs éternels, dont nous
parlions il n'y a qu'un instant ?
Ce n'est pas là ma pensée, lui dit Euphorbe. Je sais que, dans tous les ouvrages
d'esprit, il est des bornes étroites, dans
lesquelles il faut se renfermer, pour atteindre la perfection.Horace,
Liv. 1, Sat. 1
Satires, livre 1, satire 1
.
Horace, Satires
(32 et 29 av. JC) livre 1, satire 1 (voir bibliographie). Euphorbe fait allusion à une phrase qui renferme
pour ainsi dire la morale de cette satire : « Est modus in rebus :
sunt certi denique fines, / Quos ultra citraque nequit consistere rectum »
(lignes 106-107). Traduction : « Ne sais-tu pas qu'il y a un milieu
dans les choses, et de certaines bornes fixes, au-delà et au-deçà desquelles
la vertu ne se trouve plus ? » (p. 16). C'est ce juste milieu
que je cherche ;
&
et
pour y parvenir dans le sujet que nous traitons, distinguez avec moi
deux
especes
espèces
de circonstances. Les unes, que j'appelle circonstances principales,
contribuent à faire
connoître
connaître
l'objet que l'on veut peindre. Sans elles, il ne fait qu'effleurer
notre esprit ; et, quelque différentes qu'elles puissent être, elles sont
essentielles. Les autres, que j'appelle circonstances d'ornement, jettent dans
le récit de l'intérêt
&
et
de l'agrément ; mais il peut absolument s'en passer. L'écrivain
ne peut se dispenser d'employer les
premieres
premières
; et, s'il veut faire un grand effet, il n'omettra pas les
autres.
Je
voudrois
voudrais
bien savoir, interrompit Timagène, quel rang vous donneriez à celles
qu'employa
dernierement
dernièrement
un homme de ma
connoissance
connaissance
, pour me décrire son voyage
&
et
son embarquement ? Je vins au port, dit-il,
&
et
j'y trouvai plusieurs vaisseaux ; je les examinai tous ;
je m'arrêtai à un ; je demandai combien on
prenoit
prenait
par place ; nous convînmes du
prix ; j'entrai ; on leva l'ancre,
&
et
nous nous mîmes en mer.
Faites-moi grâce du reste, reprit Euphorbe. De pareils faits sont trop inutiles,
pour qu'on puisse les admettre dans un récit. Il est heureux qu'un tel homme ne
s'avise pas d'écrire ses voyages : il
donneroit
donnerait
un volume par lieue. Mais, pour revenir à ce que je vous
disois
disais
, examinons un même sujet traité par trois écrivains
différens
différents
: nous y découvrirons ces circonstances, dont les unes sont
inséparables du récit ; les autres en fontLe texte lit
bien 'font'. la richesse
&
et
l'ornement. Vous
connoissez
connaissez
la fable du chat
&
et
des souris. Voyons comment elle a été racontée par trois auteurs bien
faits pour nous servir de modèle, Ésope, Phèdre
&
et
la Fontaine
La Fontaine
. La voici, telle qu'elle est dans Ésope.
Un chat, ayant su qu'une maison du voisinage était pleine de
souris, s'y transporta, & dévora une grande partie de ces animaux. Les
souris, voyant que de jour en jour leur nombre diminuait, dirent
entr'elles : Ne descendons plus, si nous ne voulons périr toutes. Le
seul moyen de nous garantir de la mort, est de rester ici ; puisque le
chat n'y peut monter. Le chat, les voyant obstinées à rester chez elles, résolut de les en faire sortir par
artifice ; il grimpa sur une cheville fichée dans la muraille,
&
et
s'y pendit par la patte, comme s'il fut mort. Mais une des souris,
mettant la tête hors de son trou,
&
et
voyant le chat ainsi suspendu, lui dit : Vas, vas, quand tu
serais sac, je ne voudrais pas t'approcher.
Rien de si clair
&
et
de si naturel que ce récit ; mais aussi rien de si simple. Tout y
est nécessaire. L'
Auteur
auteur
ne se permet d'autres détails que ceux dont dépend l'action qu'il
raconte. Il s'en tient aux circonstances principales. Phèdre a répandu quelques
couleurs sur cette
premiere
première
esquisse.La métaphore pictuale prolonge le
parallèle, commencé plus haut (page 6)
entre lettres et peinture, les lignes de l'esquisse étant les faits
narratifs, les couleurs les circonstances. Voici comme il
s'exprime.Mustela, cum annis
&
et
senectâ
senecta
debilis
mures
Mures
veloces non valeret assequi,
involvit
Involuit
se
farinâ
farina
,
&
et
obscuro loco
abjecit
Abiecit
negligenter. Mus escam putans
adsiluit
Assiluit
,
&
et
compressus
,
occubuit neci.
Alter similiter :
dein periit
deinde perit et
tertius.
Aliquot secutis, venit &
Mox venit aliquot saeculis
retorridus,
qui
Qui
saepè
saepe
laqueos
&
et
muscipula effugerat ;
proculque
Proculque
insidias cernens hostis callidi,
sic
Sic
valeas, inquit, ut farina es, quæ
jaces
iaces
.
Phaedrus, Liber fabularum (voir bibliographie), IV.2, v. 10-19. Pour le vers 16, il n'y a pas de
tradition textuelle fiable. Plusieurs conjectures ont été suggérées, et
Bérardier suit ici une version proposée par Nicolaus Rigaltius dans son
édition des Fables publiée en 1617, ce qui
indiquerait que Bérardier ait utilisé cette édition ou une édition
ultérieure qui suit cette édition. Les variantes du vers 15 (dein periit tertius vs. deinde
perit et tertius) importent peu au niveau du contenu, mais sont
problématiques au niveau métrique, puisque le vers de Bérardier ne forme pas
un sénaire jambique complet (chez Rigault, on lit deinde
peryt tertius). Les diacritiques du texte original, que Bérardier a
introduit, semblent indiquer une voyelle longue et donc un
ablatif.
Une belette, chargée d'années
&
et
affaiblie par la vieillesse, ne pouvait plus atteindre les souris
plus légères qu'elle à la course. Elle se
couvrit de farine
&
et
s'étendit négligemment, dans un endroit obscur. Un rat, croyant
que c'était de la pâture, accourut : il fut pris
&
et
mis à mort. Un second eut le même sort : un troisième périt
encore. Quelques autres ayant été traités de même, il en vint un dont les
rides attestaient l'expérience,
&
et
qui souvent était échappé aux pièges
&
et
aux souricières. Découvrant de loin l'artifice
&
et
la ruse de son ennemie : O toi, lui cria-t-il, que je vois
couchée là-bas, puisse le Ciel t'aider, comme il est vrai que tu es
farine.
La fable De mustela et
muribus forme chez Phèdre la seconde partie d'un poème intitulé Poeta. Phèdre explique que les fables sont des textes
simples en apparence, mais que cette apparence est souvent trompeuse. La
véritable signification d'une fable y est cachée et ne peut être decouverte
que par des lecteurs ou auditeurs perspicaces. C'est comme preuve de ces
affirmations que l'auteur donne ensuite la fable La
belette et les rats. Vous voyez que l'affranchi d'Auguste
embellit plus sa
matiere
matière
que l'esclave Phrygien,
&
et
qu'il nous présente quelques circonstances d'ornement. Sans parler de
l'artifice de la belette, différent de celui du chat, l'épithète veloces est un agrément qu'on
auroit
aurait
pu absolument retrancher. Mais, dans ce que les deux auteurs ont de
commun, le dernier fait un détail qui ne se trouve point dans l'autre. Un rat croyant que c'était de la pâture, accourut : il
fut pris
&
et
mis à mort. Un second eut le même sort : un troisième périt
encore.
Tout cela n'est point dans le fabuliste grec. Le mot retorridus, qui caractérise le rat défiant
&
et
précautionné, est un coup de pinceau qui fait seul un portrait achevé,
&
et
que l'auteur rend encore plus frappant, en ajoutant, que souvent il était échappé aux pièges
&
et
aux souricières
.
Je vois, dit alors Timagène, que
la Fontaine
La Fontaine
a mis à profit les deux modèles qu'il
avoit
avait
sous les
ieux
yeux
, en réunissant le double artifice qu'ils emploient. Je me souviens
encore de cette fable, que j'ai toujours lue avec un nouveau plaisir : car
je pense que c'est celle-ci, que vous voulez citer.
J'ai lu chez un conteur de fables,
Qu'un second Rodilard, l'Alexandre des chats,
L'Attila, le fléau des rats,
Rendait ces derniers misérables.
J'ai lu, dis-je, en certain Auteur,
Que ce chat exterminateur,
Vrai Cerbère, était craint une lieue à la ronde.
Il voulait de souris dépeupler tout le monde.
Les planches qu'on suspend sur un léger appui,
La mort aux rats, les souricières,
N'étaient que jeux au prix de lui.
Comme il voit que dans leurs tanières
Les souris étaient prisonnières,
Qu'elles n'osaient sortir, qu'il avait beau chercher ;
Le galant fait le mort,
&
et
du haut d'un plancher
Se pend la tête en bas. La bête scélérate
A de certains cordons se tenait par la patte.
Le peuple des souris croit que c'est châtiment,
Qu'il a fait un larcin de rot ou de fromage,
Égratigné quelqu'un, causé quelque dommage,
Enfin qu'on a pendu le mauvais garnement
Toutes, dis-je, unanimement
Se promettent de rire à son enterrement ;
Mettent le nez à l'air, montrent un peu la tête ;
Puis rentrent dans leurs nids à rats,
Puis ressortant font quatre pas,
Puis enfin se mettent en quête.
Mais voici bien une autre fête.
Le pendu ressuscite, et, sur ses pieds tombant,
Attrape les plus paresseuses.
Nous en savons plus d'un, dit-il, en les gobant !
C'est tour de vieille guerre,
&
et
vos cavernes creuses
Ne vous sauveront pas ; je vous en avertis :
Vous viendrez toutes au logis.
Il prophétisait vrai.
Notre maître Mitis
Pour la seconde fois les trompe
&
et
les affine ;
Blanchit sa robe,
&
et
s'enfarine ;
Et de la sorte déguisé,
Se niche
&
et
se blottit dans une huche ouverte.
Ce fut à lui bien avisé.
La gent trotte-menu s'en vint chercher sa perte.
Un rat, sans plus, s'abstient d'aller flairer autour.
Ç'était un vieux routier ; il savait plus d'un tour ;
Même il avait perdu sa queue à la bataille.
Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille,
S'écria-t-il de loin au général des chats :
Je soupçonne dessous encor quelque machine.
Rien ne te sert d'être farine ;
Car quand tu serais sac, je n'approcherais pas.
Il faut avouer que le
Fabuliste
fabuliste
François
français
a bien enchéri sur ses deux rivaux. Je ne trouve point dans ceux-ci le
portrait du chat par lequel débute notre
Poëte
poète
.
Esope
Ésope
ne nous dit rien de ce que pensent les
souris à la vue du chat suspendu. Quoi de plus naturel que cette peinture,
Mettent le nez à l'air, montrent un peu la tête ;
Puis rentrent dans leurs nids à rats,
Puis ressortant font quatre pas,
Puis enfin se mettent en quête.
L'apostrophe ironique du chat n'est pas dans Phèdre, non plus que cette réflexion
à l'occasion du rat défiant ; même il
avoit
avait
perdu sa queue à la bataille
. Si
la Fontaine
La Fontaine
n'a pas le mérite de l'invention, il a certainement celui de
l'embellissement
&
et
de la richesse.
Vous avez raison, répliqua Euphorbe. Mais remarquez aussi que c'est un
accessoire,
&
et
que le récit
pouvoit
pouvait
s'en passer, sans rien perdre de sa nature. Peut-être même est-on en
droit quelquefois de reprocher à cette abondance un peu de prodigalité :
c'est le défaut des grands esprits, comme des grandes
ames
âmes
. Mais ne nous arrêtons point ici à cette réflexion. Il me suffit
maintenant de vous avoir montré que le récit exige certains détails, à moins que
le fait dont il s'agit ne soit connu parfaitement de tous ceux à qui l'on
parle.
Mais, après tout, poursuivit Timagène, les
Auteurs,
auteurs
,
que vous venez de citer,
étoient
étaient
maîtres de leur
matiere
matière
. Dans une fable, ils
pouvoient
pouvaient
inventer telles circonstances que bon leur
sembloit
semblait
. Il n'en est pas de même partout. La sévérité de l'histoire rend
l'historien esclave des mémoires qu'il consulte,
&
et
des
événemens
événements
qu'il écrit. La fiction même n'a-t-elle pas ses bornes dans l'épopée,
la
Tragédie
tragédie
&
et
la
Comédie
comédie
? Les deux
premieres
premières
semblent exiger que leur sujet soit connu,
&
et
ne laissent à l'invention de l'
Auteur
auteur
que certaines circonstances subalternes : l'autre, dans les
portraits qu'elle emprunte de la vie commune, demande une vraisemblance
réellement revêtue des couleurs de la vérité, qu'on la confond presque avec
elle. La
Fable
fable
seule se met au-dessus même de la vraisemblance ; tout lui est
permis ; elle peut inventer l'action qu'elle traite,
&
et
les circonstances qui l'accompagnent : elle prête de la voix
&
et
du raisonnement aux animaux ; elle étend même ce
privilége
privilège
aux êtres inanimés.
Je conviens avec vous, dit alors Euphorbe, que la
Fable
fable
a plus de liberté dans l'invention
,
qu'aucun autre récit ;
&
et
je
comprens
comprends
ici, sous le nom de
Fable
fable
, le
Conte
conte
&
et
le
Roman
roman
.Pour une discussion du rapport entre fiction et
roman, voir le douzième entretien sur le conte
et le roman. Pour l'historien, il n'est
le maître que de décider le sujet qu'il veut traiter ;
&
et
c'est là-dessus qu'il doit consulter son génie
&
et
ses forces : quid ferre recusent, quid
valeant humeri
. L'un a l'imagination plus propre au bruit des
combats, au tumulte des guerres ; l'autre entendra mieux à manier une
négociation
&
et
à en développer toutes les intrigues : celui-ci réussira dans le
détail des actions de quelques particuliers ; celui-là traitera mieux
l'histoire des peuples
&
et
des empires : mais tous sont les interprètes de la vérité,
&
et
n'ont d'autre choix à faire que celui des circonstances qu'il faut
admettre ou rejeter. Vous croyez que c'est une contrainte fort gênante de
travailler sur un sujet déjà connu. Je suis fâché que vous ne soyez pas du
sentiment d'Horace.
Difficile est proprie communia dicere, tuque
Rectius Iliacum carmen deducis in actus,
Quam si proferres nova indictaque
primus.
Hor. Art. Poët.
Horace, Art poétique.
Il est difficile
, dit cet habile critique en
parlant de la tragédie, d'appliquer à un personnage
particulier de votre invention, un de ces caractères généraux, livrés, pour
ainsi dire, à la discrétion du public, tels que
l'ambition, la vengeance ;
&
et
vous ferez mieux d'emprunter un sujet dans l'
Iliade
Iliade
, que de mettre sur la scène des portraits nouveaux
&
et
inconnus jusqu'alors.
Horace, Ars poetica (voir bibliographie), vers 128-130. Dans son édition de l'Ars poetica de 1995, D.R. Shackleton Bailey montre
que la formule initiale de ce passage, difficile est,
ne saurait être fiable. Le sens du passage suggérait plutôt une conjecture
comme praesterit (« il serait mieux »).
Bérardier suit la première variante qui, de son temps, n'était pas encore
mise en doute. Cependant, il semble se rendre compte de ce que difficile est pose problème, puisqu'il cherche à
adapter sa traduction au sens d'ensemble du passage qu'il cite. Horace dit,
selon lui, qu'il est difficile pour le poète de rapporter des traits connus
et généraux à des personnages inventés. Ceci est contraire au texte latin
cité, qui parle du traitement particulier de matières connues. Voir aussi
les remarques que Batteux consacre à ce passage, dans sa traduction du
texte, dans les Quatre poétiques de 1771 (voir bibliographie), p. 80-81. Vous
voyez qu'il regarde comme un embarras ce que vous appeliez une liberté. Je n'
oserois
oserais
condamner un
Auteur
auteur
qui
auroit
aurait
inventé son sujet tout entier dans l'
Épopée
épopée
, ou dans la
Tragédie
tragédie
; mais je condamnerai toujours celui qui n'aura pas observé la
vraisemblance des mœurs
&
et
des
caracteres
caractères
; vraisemblance qui s'étend jusqu'à la fiction dans la
Fable
fable
poëtique
poétique
&
et
dans l'
Apologue
apologue
. Junon doit être vindicative ; Mars, impétueux ; Momus,
plaisant. La fierté ne convient pas mieux à l'âne, que la timidité au lion.
Eh-bien ! soit, interrompit Timagène. Je ne veux point me faire d'affaires
avec Horace. Je conçois que celui qui travaille sur la vérité, a moins d'objets
qui l'occupent, que celui qui doit tirer de son fonds le sujet qu'il traite, les
circonstances dont il est revêtu, les mœurs des
différens
différents
personnages qu'il introduit. Celui-ci est responsable des causes qu'il
fait agir,
&
et
des effets qu'il leur prête. D'un autre côté, le premier, qui n'est
point maître de sa
matiere
matière
, doit se donner bien des peines pour la
rendre moins ingrate ; pour éviter la
sécheresse
sècheresse
, la monotonie
&
et
les autres
écueuils
écueils
qui l'environnent. D'où je conclus, que le récit n'est pas aussi aisé
que bien des gens se l'imaginent. Mais je
voudrois
voudrais
m'en faire une idée nette
&
et
distincte : et, sur ce que nous avons dit jusqu'ici, je pense que
le récit n'est autre chose que l'exposition détaillée d'un fait véritable ou
inventé. J'
ajouterois
ajouterais
, dit alors Euphorbe, dont le but est d'instruire ses lecteurs, ou ses
auditeurs.
Comment l'entendez-vous, reprit Timagène ? Quand je rapporte les fureurs
d'un Néron, les folies d'un Caligula, les superstitieuses dévotions d'un Louis
XI, puis-je chercher à instruire ? Prétendrez-vous que nos
Romans
romans
soient une école propre à nous former ?
Quelle vivacité est la vôtre, continua Euphorbe ! Vous mettez ici presque
autant de feu, que vous en aviez dans les combats. Voici quelle est ma pensée.
Il y a deux
manieres
manières
d'instruire, qui conviennent toutes deux au récit. La
premiere
première
, que je regarde comme la moins importante, consiste à nous faire
connoître
connaître
des
événemens
événements
que nous ignorions, ou dont nous n'avions qu'une
légere
légère
idée. Cette
premiere
première
qualité forme l'essence de toute
narration. L'autre, bien plus utile,
&
et
presque aussi indispensable, dépend des leçons que nous donne cette
espece
espèce
d'ouvrage pour nous inspirer l'amour de la vertu,
&
et
régler notre conduite. Le récit des actions des fameux scélérats,
n'est pas moins propre à produire cet effet, que l'histoire des hommes les plus
vertueux ; à moins que l'historien ne se fasse un plaisir criminel de
déguiser le vice,
&
et
de le rendre aimable.C'est ce type de raisonnement
que Sade prétendra récuser pour défendre Justine,
dans son Idée sur les romans de 1799. On lit
avec horreur le récit des désordres
&
et
des cruautés ; on s'intéresse pour la vertu persécutée par les
tyrans ; on s'applaudit de juger avec la postérité, qui les condamne sans
appel ;
&
et
l'on prend insensiblement l'heureuse habitude d'aimer le juste
&
et
le beau,
&
et
de haïr tout ce qui choque la nature
&
et
la raison. Le
Roman
roman
lui-même est un monstre dans la littérature, si l'on n'en peut tirer
aucun fruit pour les mœurs.
Il faut avouer, continua Timagène, que le
stile
style
d'un écrivain
&
et
sa façon de penser influent beaucoup, non seulement sur sa
maniere
manière
de raconter, mais encore sur l'effet que produit son récit. J'ai été
souvent étonné
&
et
même indigné de trouver tant de différence dans le même fait rapporté
par divers auteurs, sans pouvoir les accuser
néanmoins d'avoir altéré les circonstances principales.
Il en est de ces
Auteurs
auteurs
, reprit Euphorbe, comme d'un peintre chargé de faire le portrait d'un
homme louche, ou privé d'un œil : il le représente de profil. S'il grossit
ou allonge les traits, il peut rendre hideuse la plus belle personne. Sous la
plume d'un homme gai
&
et
naturellement doux, tout est riant, tout est au moins excusable :
sous celle d'un mélancolique
&
et
d'un atrabilaire, tout est vicieux,
&
et
si l'action est indifférente, les vues seront criminelles. Mais ce mérite
,
ou ce défaut appartient plus
particuliérement
particulièrement
à l'histoire qu'à tout autre récit :
&
et
nous aurons occasion de nous en entretenir plus à loisir. Le sujet le
mérite bien.
Il me semble, dit alors Timagène, qu'il faut
réünir
réunir
bien des qualités pour former un excellent narrateur. Outre la
droiture, la fermeté
&
et
le désintéressement, quelle étendue de
connoissance
connaissance
ne doit-il pas avoir ! Il faut qu'il soit instruit de la morale
&
et
de la théologie, qui en est le fondement
&
et
la
regle
règle
; qu'il
connoisse
connaisse
les
loix
lois
des
différens
différents
peuples ; s'il ignore la chronologie
&
et
la géographie, il confondra les temps
&
et
les lieux. La physique doit l'éclairer sur les
événemens
événements
naturels, sur les
penchans
penchants
&
et
les inclinations propres aux
différens
différents
âges
&
et
à chaque
espece
espèce
d'animal. Il ne doit point être neuf dans toutes les parties de la
science militaire, qui fournit tant de sujets à tous les récits. Il
seroit
serait
même à désirer qu'il eût quelque teinture des arts mécaniques. Que
d'occasions ne peut-il pas avoir d'en parler ! Et s'il ne le fait pas en
homme instruit, il s'expose à la censure des gens du plus bas étage.
Votre réflexion est juste, répondit Euphorbe.
De-là
De là
vient que nous trouvons si peu de récits parfaits. Au reste, l'homme
ne peut être universel ; il faut avoir quelque indulgence pour sa
faiblesse,
&
et
dire de cette
espece
espèce
de composition ce qu'Horace dit du
poëme
poème
:
Verum ubi plura
nitens
nitent
in carmine, non ego paucis
Offendar maculis, quas aut incuria fudit,
Aut humana parum cavit natura.
Art. Poët. v.
Art Poétique, vers
351.
Horace, Art poétique (voir bibliographie), vers 351-353. Batteux traduit : «
Que dans un poëme le grand nombre soit celui des beautés je ne
m'offenserai pas de quelques taches échappées à l'attention, ou que
la foiblesse humaine n'aura pu éviter. » (p. 53).
Mais je m'aperçois qu'on vient nous avertir de nous mettre à table. La compagnie
nous attend. Remettons à demain à continuer la
matiere
matière
que nous avons entamée.