PRÉFACE.
L’amour du
Récit
récit
est, pour ainsi dire, une passion naturelle à l’homme. Observez cet enfant, dont
le corps chancelant peut à peine se soutenir encore sans le secours d’une main
étrangere
étrangère
; s’il est question d’entendre raconter il quitte brusquement ses jeux, ses
amusemens
amusements
; il s’attache à la personne qui parle ; les
ieux
yeux
fixés
sur sur
sur
sa bouche, il demeure immobile ; rien n’est capable de le distraire.
Aussi-tôt
Aussitôt
que la
premiere
première
histoire est finie, il en désire, il en demande une autre. Il est malheureux,
sans doute, que cette avidité ne soit communément rassasiée que
du faux, du ridicule, de l’incroyable répandus dans les contes, dont on amuse ce premier
âge. Quel profit ne
pourroit
pourrait
-on pas faire de cette curiosité pour
jetter
jeter
dans ces jeunes esprits les semences du beau
&
et
de l’honnête ; pour y graver, par la main du plaisir, des principes puisés
dans cette religion toute divine, qui les
reconnoît
reconnaît
déjà pour ses
enfans
enfants
? Les
fables
Fables
de
la Fontaine
La Fontaine
, qu’on leur met en main, sont un excellent livre, sans doute. Mais l’expérience
a dû nous apprendre, qu’elles sont au-dessus de leur portée,
&
et
que l’obligation qu’on leur impose de les imprimer dans leur mémoire, sans les
entendre, suffit quelquefois pour les dégoûter de les lire dans un âge plus formé,
&
et
plus capable d’en tirer quelque utilité. Ne
seroit
serait
-il pas à désirer qu’une plume habile et zélée pour
le bien public fît un recueil de faits
&
et
d’anecdotes vraies, intéressantes, extraites de nos meilleurs historiens,
&
et
propres à inspirer le goût de toutes les vertus morales
&
et
chrétiennes, ainsi que l’horreur du vice
.
?
Ce petit ouvrage écrit d’une
maniere
manière
simple
&
et
naïve,
serviroit
servirait
d’abord aux personnes chargées de cette tendre enfance. Elles se
nourriroient
nourriraient
elles-mêmes de ce trésor, pour le faire passer ensuite dans l’âme de leurs
élèves. Ceux-ci bientôt après en
jouiroient
jouiraient
par eux-mêmes ;
&
et
ce prélude les
conduiroit
conduirait
, sans peine, à des lectures plus sérieuses.
Cette inclination pour le récit n’est pas un
privilége
privilège
de l’enfance : elle nous accompagne pendant toute notre vie. Dans tous les
états, l’art de raconter est un de nos
amusemens
amusements
les plus délicieux ; il assaisonne tous nos plaisirs. Il
nous instruit même
&
et
nous forme.Nescire quid
antea
ante
quàm
quam
natus sis, acciderit, id est semper esse puerum. Quid enim est ætas hominis,
nisi
quum
ea
memoriâ
memoria
rerum veterum cum superiorum ætate contexitur.
Cic. orator. c. 21
Cicéron, Orator, ch. 21
.
Cicéron, Orator ad Brutum,
section XXXIV/120 (voir bibliographie). Dans le passage
d’où provient la citation, Cicéron développe l’image de l’orator
perfectus, qui doit être instruit dans des domaines divers, dont la dialectique
et la logique (113-117), l’éthique et la physique (118-119), le droit et l’histoire
(120). Bérardier cite une phrase tirée du passage sur l’utilité des connaissances dans
le domaine de l’histoire. - Bérardier omet à juste titre l’autem
de l’original (Nescire autem quid...) puisqu’il extrait la phrase de son contexte. La
variante du texte en nisi ea au lieu de nisi
quum, que la plupart des éditions critiques proposent, ne change pas le sens du
passage, mais indique que Bérardier semble avoir utilisé une édition du texte qui
maintient un texte qui n’est présent que dans un seul codex datant du IXe siècle. Le
signe diacritique dans memoriâ semble indiquer, ici, que la
voyelle est longue et qu’il s’agit donc d’un ablatif. (tu) Ignorer, dit Cicéron, ce qui s’est fait avant nous, c’est être toujours enfant.
Qu’est-ce en effet que la durée de l’homme, si le souvenir des choses passées n’unit
point sa vie avec les temps qui l’ont précédé ?
Il
seroit
serait
inutile de s’étendre ici sur les avantages infinis de l’histoire, de la fable
&
et
des autres objets du récit. Mille autres les ont détaillés, dans tous les temps.
Mais il est nécessaire d’en conclure, qu’un genre de littérature si propre à contribuer à
la douceur de notre vie
&
et
même à la perfection de nos mœurs, mérite une attention
particuliere
particulière
. Les défauts d’un ouvrage le rendent ordinairement stérile ;
&
et
plus encore dans notre
siécle
siècle
, que dans tout autre. Souvent on y considère moins le sujet dont l’auteur s’est
occupé, que la
maniere
manière
dont il est écrit.
On
sçait
sait
assez quelle influence a sur les esprits la
maniere
manière
de raconter. L’art de présenter les faits d’un certain côté, d’affaiblir
certaines circonstances
&
et
d’en fortifier d’autres, sans altérer essentiellement la vérité, enfin d’y
insérer quelques courtes réflexions, fait voir aux lecteurs les objets revêtus des mêmes
couleurs sous lesquelles le préjugé ou l’entêtement les montre à l’écrivain lui-même.
C’est ainsi que
Rapin Thoiras
Rapin de Thoyras
Dissert. sur les Wigs & les Toris
Dissertation sur les whigs et les torys
. invective contre Laud,
archevêque
Archevêque
de Cantorbéry, qui
prêchoit
prêchait
l’Obéissance passive
l’obéissance passive
, sous le
régne
règne
de Charles premier,La Dissertation sur les
whigs et les torys, par Paul Rapin de Thoyras (1661-1724), parut en 1717 (voir
bibliographie). Il y est question de William Laud
(1573–1645), archevêque de Cantorbéry de 1633 à 1645. Sur William Laud, on peut
consulter l’article de Pierre Lurbe, « Théologie et ecclésiologie chez William Laud
(1573-1645), archevêque de Cantorbéry », 2009 (voir bibliographie).
&
et
que l’
Auteur
auteur
du
Dictionnaire Historique
Dictionnaire historique
en six
vol.
volumes
Art.
Article
Thomas de Cantorbéry. se croit obligé d’excuser la résistance de
S.
Saint
Thomas, archevêque de la même ville, aux entreprises de Henri II.Thomas Becket, dit saint Thomas de Cantorbéry (1117-1170). Archevêque de
Cantorbéry de 1162 à 1170, il chercha à soustraire l’Église catholique romaine de la
jurisdiction et du contrôle royaux et fut assassiné par des proches du roi en 1170. Le
dictionnaire en question n’a pas pu être identifié. Il est donc essentiel,
même aux lecteurs, de ne pas ignorer les principes
&
et
les
régles
règles
qui concourent à former un bon récit, soit pour éviter de semblables
écueuils
écueils
, lorsqu’ils sont obligés de raconter, soit pour ne point donner dans les
piéges
pièges
où conduit souvent la lecture. À l’aide de ces
lumiéres
lumières
on découvre l’artifice,
&
et
l’on punit l’
Auteur
auteur
qui veut nous tromper, par le mépris qu’il mérite.
Cependant, comme les préceptes ont toujours un air
austere
austère
,
&
et
semblent menacer de quelque
sécheresse
sècheresse
, il a fallu les déguiser sous le voile d’une conversation dont le
stile
style
familier
&
et
sans appareil n’
auroit
aurait
rien de rebutant,
&
et
pourroit
pourrait
même procurer un utile délassement. La liberté de ce
stile
style
doit autoriser quelques digressions, qui se rencontrent dans ces entretiens, sur
des objets qui semblent se présenter d’eux-mêmes. Elles peuvent contribuer à la variété,
&
et
elles ne sont point assez longues pour faire perdre de vue le principal sujet
que l’on traite.
On ne trouvera point ici de ces traits
piquans
piquants
, de ces réflexions hardies, empruntés de la prétendue philosophie moderne, si
fort à la mode. C’est pourtant là, dira-t-on, le vrai moyen pour qu’un livre fasse fortune. Sans cet assaisonnement, il sera peu goûté :
vous serez renvoyé dans la classe des hommes crédules ;
&
et
ce terme est devenu synonyme
,
avec celui d’
imbécille
imbécile
. Je sens tout le poids de cette réflexion. Néanmoins je puis encore douter, (car
qu’est-ce que ces Messieurs ne nous ont pas permis de révoquer en doute ?)
Je
je
puis douter que ce goût soit celui du public, c’est-à-dire, de la plus saine
partie de la littérature ;
&
et
dans ce doute, qui me
paroît
paraît
assez bien fondé, je ne veux pas acheter les suffrages d’un certain genre de
lecteurs, au prix de tout ce qu’il y a de plus respectable. Si tous les grands hommes des
siécles
siècles
passes
étoient
étaient
des
imbecilles
imbéciles
, il vaut mieux l’être avec eux
&
et
comme eux, que de prendre pour la lumière le
Pirrhonisme
Pyrrhonisme
ténébreux de nos jours.Référence à la pensée sceptique de
Pyrrhon d’Élis (360–275 av. J.-C.).
Ces entretiens ne sont point un traité complet sur l’art de
raconter. Pour l’exécuter, il eut fallu des volumes ;
&
et
je crains les ouvrages volumineux, autant que le public. C’est un essai,
c’est-à-dire, quelques réflexions, quelques observations sur le récit, empruntées plutôt
du goût, que des
régles
règles
. Les
régles
règles
doivent leur naissance aux chef-d’œuvres des meilleurs écrivains.
Homere
Homère
&
et
Virgile ont donné l’idée de celles de l’
Epopée
épopée
: les Sophocles, les Euripides, les Aristophanes, les Térences, ont été les
législateurs du théâtre :
&
et
ainsi des autres. Un succès constant est un maître infaillible,
&
et
l’autorité dont il jouit dans la république des lettres, est
un
une
espece
espèce
À plusieurs reprises, mais de manière peu systématique, le
mot 'espèce’ est traité comme masculin, dans l’Essai sur le
récit. d’empire absolu, qui porte avec lui le sceau de l’immortalité. Sur ce
principe, j’ai cru devoir appuyer ce que j’ai dit des
différens
différents
genres de narrations, sur un grand nombre d’exemples.
Les
Auteurs
auteurs
de qui ils sont tirés seront les
garans
garants
de ce que j’avance ;
&
et
, en amusant le lecteur, ils peuvent former ou satisfaire son goût.